Le cigare, surtout si c’est un gros module, a l’étrange propriété d’agacer le commun des mortels. L’amateur qui a l’audace de s’en délecter en public ne manque pas d’éveiller quelque ressentiment à son égard, et se voit infliger des clichés surannés, héritiers d’un temps où fumer un havane était l’apanage de l’élite bourgeoise ivre de faste et de distinction. Ce paradoxe est d’autant plus remarquable que depuis le début des années 1990, la forte augmentation des ventes de cigares, traduit une consommation indifférente aux catégories sociales. La permanence d’une telle incohérence entre l’évolution de la société et les préjugés, amène à s’interroger sur l’origine de ces derniers.
Ce qui est frappant, c’est la présence tenace dans l’opinion publique des mêmes clichés à propos du cigare, trahissant l’origine culturelle du phénomène. En effet, ses détracteurs auraient dû, en priorité, focaliser leurs attaques sur les désagréments apportés par l’odeur forte et le volume important de sa fumée. Au lieu de cela, ils stigmatisent la suffisance que leur inspire le fumeur, considéré comme un m’as-tu-vu, un snob ou un mondain. Le « barreau de chaise » devient alors un accessoire de valorisation sociale parmi d’autres : costume griffé d’un grand couturier, bijoux ou voiture de luxe. Ici, la cible visée est la vanité de la fortune que l’amateur est sensé exprimer. Cette représentation de l’arrogance du nanti fumant un double corona au nez de la foule laborieuse, se retrouve dans les caricatures des gazettes socialistes de l’entre-deux guerres, qui prennent pour référence la seconde moitié du XIXe siècle, période glorieuse de la bourgeoisie industrielle où la vogue du havane en faisait une marque de prestige et de distinction. Le but est donc de fustiger le capitalisme à travers ses figures emblématiques que sont, le capitaine d’industrie, l’homme d’affaires et le banquier, formant le triumvirat exploiteur de la classe ouvrière. Mais, il apparaît de façon indéniable que le cigare pris simplement comme objet distinctif des nantis, est incapable d’assurer la pérennité du cliché, face à la hausse générale du niveau de vie et à la diminution régulière des effectifs ouvriers depuis plus de vingt ans. En conséquence, son influence s’exerce sur les esprits par le biais d’autres ressorts.
En y regardant de plus près, on remarque que les analogies qu’inspirent le cigare ont une grande force évocatrice. Ainsi, le « barreau de chaise » peut être assimilé au sceptre royal, au bâton de maréchal, au sabre au clair du guerrier, et donc, en fin de compte à un phallus. Le contenu symbolique du psychisme profond, propre à tout individu, apparaît ici à peine travesti. Si l’on se réfère à l’interprétation donnée par la psychanalyse, l’instance du « surmoi » est celle de la contrainte, représentant les règles sociales, assumées dans notre culture par l’image du Père. Le cigare matérialiserait donc la domination, incarnée par le pouvoir politique ou militaire. Cette conception expliquerait la forte réceptivité du public aux caricatures socialistes, qui suggèrent au-delà de la dénonciation du paternalisme patronal du XIXe siècle, l’oppression sociale sous toutes ses formes. Certes, aucune étude psychanalytique ne vient corroborer cette thèse, mais la démonstration est séduisante. Par une ironie de l’histoire, Sigmund Freud, découvreur de la psychanalyse et adepte du cigare, était le mieux placé pour nous éclairer, mais il a préféré éluder le sujet. Cela dit, pour inscrire durablement dans les esprits, l’image détestable du fumeur de cigare, il fallait, à la fois, s’affranchir de la temporalité des journaux, et dépasser la mouvance ouvrière socialiste pour toucher un vaste public. Le cinéma naissant en fournira l’occasion.
La limitation technique des films du début du XXe siècle, au muet et au noir et blanc, imposait que les attributs physique et vestimentaire des personnages soient exagérés afin d’en améliorer la lisibilité. Nul autre cinéaste, n’exploita mieux les ressources de ce procédé, que Charles Chaplin. Il utilisa abondamment les accessoires afin d’accentuer la codification des rôles jusqu’à la caricature, pour servir le manichéisme de ses films dont Charlot était la vedette. Dans la confrontation entre les humbles, vertueux, et leurs oppresseurs, immoraux, le cigare renforce le caractère détestable de ces derniers. Comme l’essentiel des films consacrés à Charlot sont construits sur cette opposition, la présence du cigare est quasi inévitable. Ainsi, il apparaîtra, entre autres, dans : « Charlot soldat » (1918), « Une vie de chien » (1918) , « Le Kid » (1921), « Le pélerin » (1923), « La ruée vers l’or » (1925), « Les lumières de la ville » (1931), « Les temps modernes » (1936)… Bien que sa signification ne soit pas univoque, il est le plus souvent employé comme le symbole de l’arrogance de la fortune face à la foule laborieuse, conformément à l’esprit des caricatures socialistes. La popularité des oeuvres de Chaplin aura pour effet immédiat de propager ce cliché auprès de l’opinion publique. Son influence à long terme sera assurée par les cinéastes ultérieurs qui l’intègreront dans leurs films comme une figure de style. Et cela, abstraction faite, des pitreries exécutées par Groucho à l’aide de son cigare dans les films des Marx Brothers.
Le cinéma moderne perpétuera l’image du cigare comme symbole de richesse et de pouvoir tout en lui donnant d’autres contenus. Dans le film de Pierre Richard, « Je suis timide mais je me soigne » (1978), le « barreau de chaise » reste l’accessoire de l’opulence. Le personnage principal est amené au cours de ses pérégrinations à se mettre dans la peau d’un riche oisif. Il fume un cigare de grande taille, dans la chambre d’un hôtel de luxe, puis à la fin du repas pris au restaurant de celui-ci, et enfin, au casino. Le même procédé est employé dans le « Canardeur », film de Michael Cimino, avec cependant, une expression différente. Les deux héros incarnés par Clint Eastwood et par Jeff Bridges, décident de fumer le cigare dans une décapotable rouge, une fois que le magot est en leur possession. On aurait pu trouver une multitude d’autres exemples où le millionnaire traditionnel se décline en d’autres figures, comme celles du mafioso, du producteur de vedettes du show-business, du flambeur…
Avec les films historiques relatant les faits d’armes de la Seconde guerre mondiale, apparaît une version militaire du cigare, à la fois emblème du chef et symbole de virilité. C’est le cas, par exemple, dans les films de guerre comme « Le jour le plus long » où le personnage joué par Robert Mitchum mène ses hommes au combat en fumant le cigare, et dans le « Patton » de Franklin J. Schaffner. En outre, plusieurs connotations s’additionnent ici : la virilité, le pouvoir et la signification martiale d’un cigare imposant, cette « bouche à feu » qui n’est pas sans rappeler le fusil ou le canon par sa forme bien évidemment, mais également, par la flamme et la fumée qu’ils dégagent tous deux. Le cigare est avant tout une marque de virilité, définissant de façon triviale un héros « qui en a ». Ainsi, il peut servir à souligner le courage du personnage dans le sens de l’impertinence, de l’insoumission, voire de la rebellion. Le chef mécanicien de la série télévisée américaine les « Têtes brûlées » en est l’illustration. Son cigare vissé en permanence au coin de la bouche, même lorsqu’il parle, lui donne une expression de râleur congénital confirmée par son tempérament frondeur. Il conteste, souvent avec véhémence, les ordres de son supérieur Bonington, et la joute verbale entre les deux hommes dégénère parfois en pugilat. Dans le même ordre d’idées, les oeuvres de fiction qui donnent le cigare à fumer aux femmes, ont pour but de souligner leur caractère masculin. Le meilleur exemple est fourni par le personnage incarné par Julie Andrews dans le film de Blake Edwards, « Victor Victoria ».
La présence du cigare n’est pas uniquement utilisée comme symbole de virilité dominatrice et guerrière, elle peut aussi suggérer la réflexion. Le XIXe siècle, a vu de nombreux gens d’esprit consommer le tabac pour l’effet stimulant que procure la nicotine sur l’activité intellectuelle. C’est cette association qui est mise à profit dans de nombreux romans policiers pour le personnage du détective, le plus célèbre étant Sherlock Holmes tirant sur sa pipe au même rythme que le cours de ses conjectures. L’industrie cinématographique n’a pas manqué de reprendre à son compte cette image. Le personnage qui innove en fumant le cigare à la place de la pipe, chère au commissaire Maigret incarné pour la télévision française par Jean Richard, est le lieutenant Columbo de la police criminelle de Los Angeles. Cette fameuse série policière américaine du même nom, doit beaucoup à Peter Falk, qui joue le rôle principal à l’écran. Il a réussi à imposer à la production, le cigare, dont il est un amateur averti, l’imperméable fatigué et l’archaïque 403 Peugeot décapotable. Par ailleurs, la place du puro dans la série dépasse son statut d’accessoire, en devenant dans deux épisodes, « La griffe du crime » et « L’accident », la clé de l’énigme policière. Et si le commissaire Juve incarné par Louis de Funès dans le film d’André Hunebelle « Fantômas se déchaîne », utilise un cigare, ce n’est pas pour stimuler sa réflexion mais pour imiter les gadgets du célèbre agent secret britannique James Bond. Le trépidant commissaire se sert d’un cigare-pistolet, dont la bague fait office de détente, dans le but de terrasser les sbires du terrifiant Fantômas.
Plus prosaïquement, le cinéma pornographique exploite la symbolique du cigare comme émanation sans fard de l’inconscient de chacun. Lorsqu’il est fumé par un acteur, il s’agit d’une métaphore du pénis en érection. On notera le parallèle avec la symbolique guerrière, dans l’analogie de forme, la présence du feu – l’extrémité incandescente suggérant ici l’ardeur sexuelle -, et l’émission de fumée qui évoque l’éjaculation. Afin d’obtenir un effet probant, les cigares utilisés sont, bien entendu, plus près du module double corona que du robusto. Quand une actrice en embouche un, il n’y a pas d’équivoque, cela suggère la fellation ou la copulation. Le réalisateur de films pornographiques Marc Dorcel a recours à cet objet explicite pour provoquer des pensées libidineuses chez les spectateurs. La force démonstrative de ce symbole sexuel a été confirmée d’une façon aussi éclatante qu’inattendue par le scandale du « Monica Gate ». Une photographie, pourtant anodine, a été diffusée par de nombreux journaux à travers le monde, suscitant des réactions passionnées de la part des opinions publiques. Elle représentait le président des Etats-Unis William Clinton surpris en train de fumer un double corona dans l’encadrement de la fenêtre ouverte de son bureau de la Maison-Blanche. Mis à part d’être la preuve de la transgression du règlement anti-tabac concernant les locaux présidentiels par celui-là même qui l’avait édictée voici un an, elle illustrait le rapport du procureur Kenneth Starr condamnant les frasques sexuelles de Clinton avec l’ex-stagiaire Monica Lewinsky. D’après les témoignages recueillis par le juge, le président aurait introduit un cigare dans le vagin de sa maîtresse avant de s’employer à le fumer. Cette affaire récente à l’avantage de nous montrer la manière dont se forme un cliché dans l’opinion publique. Cependant, la diffusion d’un tel jeu amoureux dans le public n’est pas inédite. On le retrouve sous le crayon du créateur de bandes dessinées Manara, dans l’album « Le déclic 2 ».
Le plus souvent, l’association du cigare et d’un personnage de fiction n’est pas destiné à suggérer un, mais plusieurs traits de caractère. C’est le cas d’Hannibal Smith, le meneur de bande de la série télévisée américaine « L’Agence tous risques ». Avec cet attribut, il cumule les symboles du pouvoir (il est le chef), de la virilité (c’est un ancien militaire devenu justicier), de l’impertinence (il ironise un cigare à la bouche en signe de défi), de l’insoumission (il est le chef d’une bande de fugitifs), et enfin, de l’activité intellectuelle (quand son complice Futé lui demande à quoi cela lui sert de fumer le cigare, il répond : « Un cigare, cela m’aide à mieux réfléchir »). Dans les « westerns spaghettis » de Sergio Leone, le personnage joué par Clint Eastwood ne se départit jamais d’un petit cigare noir. Les deux autres rôles qui l’accompagnent dans « Le bon, la brute et le truand » et dans « Pour une poignée de dollars » ne fument pas. Le cigare traduit ici la virilité, mais aussi la ruse et la pureté morale. Même s’il n’a rien à voir avec l’industrie du spectacle, l’homme d’Etat britannique, Winston Churchill, était passé maître dans l’art d’utiliser les différentes symboliques du cigare. Au-delà de sa passion dévorante pour le cigare – sa consommation est estimée à dix unités par jour -, il n’en oubliait pas pour autant d’en jouer comme dans une mise en scène. A partir de 1940, alors Premier ministre, il se fait photographier systématiquement avec un havane. Cette attitude ostentatoire n’était pas anodine. Il y avait là, une volonté délibérée de montrer qu’il détenait un pouvoir souverain. Le cigare faisait symboliquement office de sceptre. A l’occasion, ce produit lui permettait d’exprimer son désir de provocation. Alors que la pénurie sévissait au Royaume-Uni, il s’entêtait à défendre sa grande consommation de havanes en dépit de l’antipathie que celle-ci générait parmi les élus travaillistes et bon nombre de personnalités. Il allait même jusqu’à fumer sur son lit d’hôpital lorsqu’il devait être soigné. Pour Churchill, le cigare était un organe vital, une sorte de poumon auxiliaire. A tel point qu’il fera détruire son portrait peint par un artiste sur commande de ses collègues politiciens à l’occasion de ses quatre-vingts ans, sous prétexte qu’aucun cigare n’y était représenté.
Parmi tous ces clichés, il en est un qui irrite particulièrement les amateurs, c’est celui du nanti arrogant qui exhibe son cigare en guise de faire-valoir. Les dessinateurs de caricatures le véhiculent encore à travers les journaux – comme Plantu dans Le Monde -, ce qui contribue à perpétuer cette image négative dans le grand public. Néanmoins, il faut bien convenir que certaines célébrités actuelles, comme Paul-Loup Sulitzer, entretiennent à merveille le stéréotype révolu du parvenu qui aime afficher sa fortune par la trilogie : Rolls-Royce, oeuvres d’art et cigare. Pour l’anecdote, ce stéréotype peut néanmoins avoir du bon, lorsque vous vous présentez en chaussures de sport à la porte d’un bar où les entrées sont filtrées. Dans ce cas, un cigare fait office de sésame en remplaçant avantageusement une « tenue correcte ».
D’autres exemples où le cliché du fumeur de cigare est présent au cinéma
Comme cité le cinéma contribué à cette image du chef d’entreprise dont le succès est mis en évidence par la consommation de cigares. Il suffit de regarder Gordon Gekko, personnage de Michael Douglas dans Wall Street (1987), qui affirmait de façon célèbre que «la cupidité est bonne». Le fumeur de cigare montré à travers son personnage a contribué à rendre son personnage de fébrile à « ne vous foutez pas de moi ». Le personnage de Gekko a capturé le style de vie de l’une des périodes les plus extravagantes de consommation ostentatoire au cours de laquelle les chefs d’entreprise ont fumé des cigares premium et se sont livrés à toutes sortes d’excès, en gage de leur succès.
Dans ce monde impitoyable, les personnages sont souvent dépeints avec la cruauté et la détermination nécessaires pour s’asseoir au sommet de l’échelle de l’entreprise. Les cigares agissent comme un indicateur que les personnages ont atteint cet objectif. Leur richesse et leur position sécurisées permettent à ces personnages de jeter de l’argent sur des biens extravagants et de luxe, prouvant qu’ils sont devenus quelque chose de plus grand et de meilleur que tous les autres personnages du film. Hollywood utilise le cigare comme accessoire de la même manière que la montre Rolex, le costume sur mesure, les chaussures italiennes faites à la main et le stylo à bille Mont Blanc. On voit souvent des chef d’entreprises au cinéma en train de fumer leur cigare dans leurs impressionnantes salles de réunions, leurs bureaux au dernier étage, leurs yachts de luxe ou leurs jets privés. Les cigares sont l’accessoire d’une longue liste d’objets qui représentent le contrôle, le pouvoir et un compte bancaire bien garni.
Don Draper dans Mad Men est un autre excellent exemple d’Hollywood illustrant le dirigeant d’une entreprise tenant un cigare à la main. Encore une fois, Draper est un directeur d’agence de communication qui a réussi professionnellement et qui s’intègre dans le moule du personnage imparfait narcissique et est prêt à tout pour atteindre le sommet. Fumer des cigares coûteux illustre le succès.