Plus nous avançons dans l’expérience du cigare, plus nos jugements se nuancent et plus nous sommes prudents.
L’expérience est le résultat d’une longue patience. Au fur et à mesure qu’elle s’approfondit, le terrain qu’elle découvre est plus riche et plus complexe, plus compliqué, plus difficile, moins contrasté, incertain.
La naïveté du novice est beaucoup plus confortable et parfois plus efficace. Dans les tests de reconnaissance de produits, les débutants peuvent souvent toucher au but avec aisance, parce que leur imagination se meut dans un univers simple. Si le cigare testé fait partie de cet univers, il est immédiatement détecté.
L’accumulation des images mémorisées, qui crée une grande complexité d’analogies et une grande subtilité dans les dissemblances, n’offre pas de prise facile à l’intuition. Il n’est pas aisé d’établir la correspondance immédiate et complète entre la sensation perçue et l’une des innombrables images enregistrées qui forment un matelas de souvenirs imbriqués.
Aussi le connaisseur procède-t-il par approches variées qui font appel simultanément ou successivement à l’évaluation des qualités qui structurent le produit et permettent de l’analyser, et aux formes olfactives globales qui caractérisent tel type de tabac, telle origine, telle fabrication.
La première voie est celle de l’analyse comparative en clair, c’est-à-dire que les cigares sont munis de leur bague ou parfaitement désignés.
Voici deux cigares de marque bien connue. Les comparer globalement est possible, mais l’expression de ce jugement est assez limitée : d’un côte on aime mieux, de l’autre on aime moins. Dés que l’on veut aller un peu plus loin, il faut examiner les produits sous un angle partiel auquel on donne une préférence instantanée, puis on passe à un autre aspect.
Et on en vient ainsi à dresser un inventaire des axes de jugement de dégustation, tel que celui qui a été décrit pour la fiche de dégustation.
Les grilles de jugement à trois niveaux adoptées dans ce modèle de dégustation peuvent manquer de nuances dés qu’on est un peu entraîné.
Par exemple, deux cigares ont un goût très équilibré, très harmonieux. A un niveau de dégrossissage de la dégustation, on les assimilera dans l’appréciation » fondu « .
Mais un plus grand raffinement permettra de donner la préférence à l’un des deux produits.
On pourra être amené à créer un éventail plus large d’expressions pour qualifier des différences subtiles.
Le problème sera assez facilement résolu puisqu’il s’agit de coter deux produits l’un par rapport à l’autre.
Il est peu vraisemblable que des dégustateurs avertis prononcent des jugements opposés sur des critères qui marquent l’intensité croissante d’un défaut ou d’une qualité reconnus comme tels par tous.
En revanche, certaines rubriques concernent des caractéristiques qui peuvent être jugées différemment. Ainsi le caractère sucré ou l’amertume sont souvent perçus le premier comme un défaut, le second comme une qualité ; un excès de goût sucré ou d’amertume sera toujours disqualifiant pour le cigare. Mais où commence la sensation d’excès ? S’il y a absence de ces caractères, on portera sur la sensation un jugement différent. L’absence de sucre ne gêne personne, mais une légère amertume est un condiment dont l’absence est regrettée par certains amateurs.
La deuxième voie, plus difficile, est celle du jugement analytique absolu porté sur un produit connu.
Ici, il faut, pour s’exprimer, avoir mémorisé les niveaux de perception associés aux différents termes utilisés pour les qualifier.
Il s’agit donc de transposer la comparaison, rubrique par rubrique, de deux produits en compétition, pour positionner le produit étudié par rapport aux différents niveaux mémorisés dans chaque rubrique.
Tant que cette mémorisation n’est pas fidèle et suffisamment précise, le jugement porté n’est que l’expression instantanée d’une sensation et une grille d’évaluation à 3 niveaux seulement peut laisser indécis bien des dégustateurs. En revanche, certaines appréciations sont généralement portées avec une précision justifiant des nuances plus fines. Par exemple, un cigare de bonne compacité doit être ferme. Mais certains amateurs le préfèrent souple. Dans une gamme de jugements à trois termes : » dur « , » ferme « , » mou « , ces amateurs se plaisent à introduire le quatrième terme » souple » entre » ferme » et » mou « .
Un amateur exigeant hésitera à qualifier de défectueux un cigare qui n’est pas absolument parfait selon la rubrique examinée. Mais il ne voudra pas renoncer à noter que la perfection n’est pas atteinte. La notation » très bien » exprime un degré de satisfaction moindre que le vocable » excellent « .
Il y a plus à dire encore sur les termes utilisés que sur les niveaux qu’ils qualifient. Une codification ne doit pas être une entrave.
D’ailleurs, pour exprimer la même sensation, les dégustateurs utilisent des vocables ou des expressions très variées.
L’essentiel consiste à trouver l’accord avant de jouer, chacun sur son registre, la partition verbale qui n’est pas le moindre charme de la dégustation entre amateurs.
La troisième voie est celle de l’appréciation comparative de deux cigares inconnus.
Qu’on le veuille ou non, dés qu’on déguste en blind-test, ce n’est plus du tout la même chose. La bague nous guide. Elle nous rassure. La bague évoque si fort le produit qu’on l’a déjà à la bouche avant de le tenir entre le pouce et le majeur.
Peut-on tromper un amateur… avec une bague ?
Franchement, il n’y a pas un seul connaisseur averti qui se risquerait à parier le contraire. Si l’un de vous, chers amateurs, avait cette tentation, pensez seulement combien la prudence est confortable dans cette situation.
En revanche, nous admettons aisément qu’il n’est pas correct de permuter des bagues sur des cigares à déguster, sauf à introduire cette éventualité dans les règles d’une dégustation résolument difficile.
L’appréciation comparative de deux cigares inconnus devra éviter également d’offrir aux dégustateurs des indices fallacieux. Certaines capes de Connecticut ressemblent à s’y tromper à des capes de Cameroun. Certaines capes cubaines mal ou incomplètement traitées, sont grises. On croit reconnaître des capes de Brésil de basse condition.
Placé en face de deux cigares, le dégustateur joue sur deux registres : d’une part son jugement est objectif et va s’exprimer comparativement, d’autre part il fait appel à sa mémoire pour situer le couple étudié dans un éventail des sensations mémorisées. Si les deux cigares sont assez différents, il est plus facile de les classer l’un part rapport à l’autre ; il est aussi plus facile dans ce cas de repérer les deux produits dans l’absolu.
Ces dégustations comparatives en blind-test sont la clef de voûte de tout progrès dans la connaissance du cigare. On doit les aborder avec d’infinies précaution car c’est ici que les a priori vont s’effondrer.
C’est le Rubicon de la dégustation. Lorsqu’on le franchit, il faut être sûr de soi et assez fort pour supporter les pires épreuves : nous pensons surtout aux blessures d’amour-propre. Que sera, à mon égard, l’attitude de cet amateur inconditionnel de le marque LUI, qui traite avec gentillesse et condescendance la marque Moi, si je lui offre en blind-test, trois fois de suite, LUI et MOI, et qu’invariablement, il se trompe en faveur de MOI ?
La quatrième voie est celle de l ‘appréciation absolue d’un cigare non identifié.
Si l’on exclut tout ce qui pourrait induire un a priori sur l’origine du cigare (que tout amateur, pressé d’arriver à la dernière partie de ce chapitre sera tenté de découvrire intuitivement), la dégustation absolue en blind-test n’est pas, par nature, différente du deuxième stade de notre étude.
Les caractères analysés sont tous objectifs. Les remarques faites plus haut à leurs propos, s’étendent à plus forte raison à cette situation. On a ici l’avantage de ne pas être enclin à céder à des a priori liés à l’origine connue du cigare. En revanche, le dégustateur n’a, comme points de repère que sa mémoire ; s’il l’a souvent exercée dans des blind-tests, il est prudent mais résolu. A l’opposé, l’amateur qui connaît tout, mais ignore le blind-test se trouve dans la situation de chasseur de Tourguenieff, qui croit être dans un paysage qu’il connaît, et où il va tout de suite retrouver son chemin, là, au détour de la colline, dans la lumière du couchant, alors qu’il est déjà perdu et qu’il va s’enfoncer dans l’inconnu et dans la nuit.
Il y a enfin la voie royale, celle de l’identification d’un produit.
Je vous offre un cigare dont j’ai retiré la bague. Vous le prenez déjà d’une manière un peu différente de votre façon habituelle. Puis vous allez le humer, le palper, le porter à votre bouche. Vous me surveillez, parce que vous voudriez bien lire sur mon front la vitole du cigare. Mais moi, je vais vers d’autres cieux, je m’occupe que de Mon cigare, qui peut-être le même que le vôtre. Peut-être sentez-vous un certain gras de la cape qui vous plaît ou bien l’odeur dont votre bouche déjà s’emplit, car vous commencez en fumant » fumant à cru » sans allumer… toujours est-il que votre cigare commence à se rapprocher de vous, et que vous cessez de l’espionner. Alors le miracle peut se produire : est-ce l’ambiance, le moment de la journée, les mets consommés, l’odeur du café, ou exclusivement le cigare ou tout à la fois, vous voyez une image fugitive… c’était où ? à quelle occasion ?…voilà, vous y êtes, c’était un Hoyo du roi et maintenant vous savez qui vous l’avait offert, et ceux que vous aviez offerts, et toute l’ambiance de cette fête est là.
Si l’on n’a pas la chance d’accéder d’emblée, par le raccourci génial de l’intuition, à l’identification du produit, il faudra progresser avec patience selon deux méthodes que l’on pourra conjuguer : l’induction par approximations successives et la déduction par éliminations successives. Dans le premier cas on doit arriver à dire : ce cigare doit finalement être de telle origine ; dans le deuxième : ce cigare ne peut être que de telle origine.
Dans le premier cas, on se pose la question : à quoi ressemble ce cigare ? Il ne manque pas d’agrément, il est d’une intensité moyenne. Ce pourrait être un jamaïcain. Derrière les premières sensations une certaine agressivité émerge, un produit pas très équilibré aussi. On pense au Mexique, mais aussi à l’honduras. La cape est moins terne que les capes mexicaines. Elle est assez sombre. On pense à un produit de l’ Honduras vendu au U.S.A. Si c’est le cas, pourquoi pas le Hoyo de Monterrey n°3, ou le Don Greco Admiral.
N’allons pas plus loin, vous avez perdu, c’est un Don Tomas Sélection n°2.
D’accord, mais je n’étais pas loin.
Dans le deuxième cas, on découvre le cigare, mais pour l’instant on ne cherche pas à analyser ses caractères. On attend que se développe pleinement sa forme olfactive.
Alors on commence à balayer le champ : ce n’est sûrement pas un produit du Brésil ni un Manille. Il n’a pas assez de volume olfactif pour être un cubain corsé. La légère agressivité du début a vite disparu. Ce n’est pas un américain -Saint-Domingue. Ce n’est sûrement pas un jamaïcain. On exclut de même l’Amérique centrale et toutes les productions américaines de Honduras et Porto-Rico. Si c’était un cigare cubain, ce ne pourrait pas être le Romeo et Juliette de Churchill, mais ce pourrait être l’Impériales de Quai d’Orsay. A moins que, cette rondeur dans le goût qui donne progressivement un volume qui monte…à moins que ce soit le Sirius de Pléiades…
Mais le produit a tout de même plus de volume.
L’Impériales de Quai d’Orsay ? …Exact !
Bien entendu, les diverses rubriques selon lesquelles on a mené les dégustations analytiques seront utilement évoquées au cours de ces recherches. Mais il faudra aussi synthétiser, de manière à juger du produit par référence aux grands crus qui marquent de leurs personnalités le domaine du grand cigare.
Chacun ici devra se bâtir un paysage idéal, un atlas imaginaire du grand cigare dans lequel des » climats « , comme en Bourgogne les vins, définissent un ensemble complexe de qualités caractérisant les crus.
Peut-on, comme on le fait devant un paysage, tenter d’en saisir une vue globale et de la schématiser sur une carte ? Pour mener à bien cette tentative, il faudrait pouvoir choisir des critères assez globaux qui synthétiseraient un ensemble de jugements portés sur les produits.
Si un seul critère était suffisant, les produits seraient placés les uns par rapport aux autres comme les couleurs élémentaires dans le spectre.
A l’évidence il n’est pas convenable d’imaginer la description du domaine du cigare à l’aide d’un seul paramètre. Supposons qu’on fasse le choix d’un paramètre objectif : le poids du cigare. Il est clair que ce paramètre ignore le rôle décisif du diamètre ou celui, tout aussi évident de l’assemblage des tabacs. Un paramètre plus complexe doit conjuguer les notions d’intensité olfactive, celle de persistance de l’arôme, et sous-tendre en outre l’appréciation de l’abondance des éléments » nutritifs « (nicotine). Nous l’avons appelé CORPS, comme on fait pour le vin. Cette première appréciation laisse le champ grand ouvert à des évaluations concernant la RICHESSE et l’équilibre olfactif, et l’agrément de l’arôme, c’est-à-dire la qualité de la composition olfactive qu’offre chaque produit. Mais qui dit composition dit diversité, complexité. La » complexité » de l’arôme, c’est-à-dire l’évaluation de la plus ou moins grande variété des sensations qui composent la forme olfactive, sera un deuxième axe d’évaluation, qui ne préjugera pas de l’opinion que te ou tel dégustateur pourra porter sur la qualité de la composition.
Un cigare est toujours un assemblage, et sa forme olfactive est toujours complexe. Mais il y a beaucoup de niveaux dans la complexité et, par rapport à certains produits très riches, d’autres paraîtront monotones. Ce pourra être l’appréciation portée sur un puros de Manille bien que son arôme puisse être jugé distingué et fondu.
On trouvera également assez monotones certaines productions d’Amérique centrale, ce qui ne les prive pas d’agrément.
Les Brésil de haute venue sont complexes, mais ils peuvent donner des produits heurtés et d’autres bien fondu.
Les assemblages dominicains donnent des produits d’une belle richesse, mais souvent mal équilibrés et assez agressifs (les Américains qui en consomment beaucoup, essaient de surmonter ce défaut en humidifiant très fortement les produits).
Les grands tabacs cubains, jugés sous l’angle de la complexité de l’arôme peuvent atteindre des sommets, mais ils sont si rassasiant qu’un fumeur même impénitent renonce bien vite.
Les mélanges de tabacs ajoutent à la complexité, mais ne réalisent pas forcément des produits harmonieux.
Les grands cigares que fabriquait la Régie française au début du siècle étaient composés de mélanges ternaires où les feuilles cubaines et celles de Brésil étaient » liées « , au vrai sens culinaire du terme, par le tabac Olor Dominicano de Saint-Domingue. Ces beaux produits étaient très harmonieux et d’une grande richesse, sans être excessivement rassasiant.
Il est bien dommage que les fabrications actuelles, autant pour des raisons politiques que par manque d’expérience des fabricants, soient confinées dans des assemblages très limités.
Les possibilités de création de nouvelles lignes de goût sont très largement ouvertes. Il faut souhaiter que se développent de nouveaux produits qui enrichiront le paysage de grand cigare. Il sera alors intéressant de déguster d’une manière plus synthétique, comparativement aux grands produits qui jalonnent la carte.
Aujourd’hui, il est navrant que les productions cubaines soient concentrées sur un nombre limité de compositions à partir desquelles on décline les marques en changeant les bagues, avec le risque de trouver des permutations de bagues dans les coffrets. Il est tout aussi regrettable que les ateliers dominicains où l’on trouve la main-d’œuvre la plus efficace du monde, ne soient pas plus curieux d’étudier les assemblages que favoriseraient les apports de certains tabacs importés. Il est enfin bien incompréhensible que certains fabricants appliquent, sur toute la gamme de leurs productions, le même mélange, sans souci de la distorsion que le goût subit dans les différents diamètres de leurs vitoles.
Avec cette longue digression au-delà de la dégustation, nous espérons avoir inséré la dégustation du cigare dans une approche plus vaste qui a l’ambition de décrire d’une manière simple la population que forment tous les cigares offerts ici ou ailleurs aux amateurs. On trouvera en annexe des » cartes » où se positionnent les grandes lignes de goût, les grandes marques, et aussi quelques grands produits.
Je n’ai pas pu porter sur ces diagrammes tous les produits disponibles et si j’ai pris le risque de donner un jugement sur le » corps » et la » richesse » des produits, il va sans dire que je ne prétends pas l’imposer. Le jugement personnel, lorsqu’il s’agit d’une évaluation qualitative, est loin d’être constant, et d’un dégustateur à l’autre, l’appréciation peut différer sensiblement, en particulier sur la richesse, car cette appréciation est portée au travers de la personnalité des crus et des grandes lignes de goût. Chaque dégustateur a ses préférences qui induisent son jugement. Il s’agit donc d’exemples, de ma façon à moi de voir le paysage. Si j’ai pu, seulement par ces exemples, donner à d’autres amateurs le goût de bâtir sur du solide leur propre univers du cigare, ce sera ma plus grande satisfaction.
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